Mort sur l'Appalachian Trail • HS #3

Comment Internet s'est enflammé autours du mystère d'un randonneur mort sur l'Appalachian Trail.

Le 23 juillet 2018 est retrouvé le corps d’un randonneur en Floride dans la réserve naturelle du Big Cypress en Floride, sur le sentier très populaire de l’Appalachian Trail. Aujourd’hui, on ne connaît toujours pas les causes du décès, et c’est seulement après deux ans d’enquête que le cadavre a pu être identifié et un nom posé sur celui qui se faisait appeler “Mostly Harmless”.

L’Appalachian Trail c’est ce sentier très populaire de 3 540 kilomètres qui sillonne la côte est des Etats-Unis, de la Géorgie jusqu’au Maine, traversant 14 états. Chaque année, c’est plus de trois millions de personnes qui parcourent un ou plusieurs segments. Plus rares sont ceux qui le réalisent en entier.

Une des spécificités des sentiers au long cours aux Etats-Unis sont les “trail names”, ces pseudos qui permettent d’identifier chaque randonneur. Plutôt que de donner leur identité réelle, les randonneurs vont se fabriquer un surnom qui permet de révéler quelque chose de spécifique à propos de leur personnalité, leur histoire ou qui ressort de leur physique. Ainsi, sur le sentier vous pouvez facilement identifier et vous rappeler des personnes que vous avez rencontrées et qui randonnent sur une temporalité proche de la vôtre (et donc que vous avez des chances de recroiser au fil des journées de marche).

Mostly Harmless, avait commencé sa traversée de l’Appalachian Trail en avril 2017, depuis le parc national Harriman, situé à 50 kilomètres au nord de New-York. Un an plus tard, en juillet 2018, son cadavre est retrouvé. Sur lui pas de papiers d’identité, pas de portefeuille, aucun téléphone ou appareil électronique. Seulement son sac avec ses affaires de randonnée et près de 3 500$ en liquide.

Les autorités locales partagent son portrait-robot pour tenter d’élucider le mystère autour de son identité. Rapidement, grâce aux réseaux sociaux plusieurs personnes de la communauté de l’Appalachian Trail affirment l’avoir rencontré sur le sentier, parfois en ayant passé plusieurs journées avec lui. Cependant, aucun ne connaît sa réelle identité, seulement le trail name avec lequel il se présentait "Mostly Harmless”, une référence à la saga littéraire de science-fiction The Hitchhiker's Guide to the Galaxy.

Ceux qui l’ont rencontré donnent les rares informations dont ils disposent, Mostly Harmless ne possédait pas de téléphone portable et affirmait avoir besoin de se déconnecter. Certains l’avaient entendu dire qu’il avait travaillé longtemps dans le secteur de la tech à New-York. La police enquête, mais ses empreintes digitales ne sont dans aucune base de données et son portrait n’est reconnu par aucun logiciel de reconnaissance faciale, tous pourtant très performants.

Rapidement, un groupe Facebook à l’initiative de la communauté des randonneurs est créé pour découvrir son identité, comptant plus de 6000 personnes. Le mystère demeure, avec en prime cette question : Comment peut-on réussir à ne laisser aucune trace numérique en 2018, surtout en ayant travaillé dans le secteur de la tech à New-York ? Pourtant, parmi ses affaires de randonnée trouvées dans sa tente à côté de son cadavre, un carnet rempli de code informatique écrit à la main semble confirmer le peu d’informations qu’il avait données.

En novembre 2020, le journaliste Nicholas Thompson publie un article sur ce mystère dans le média Wired. Intitulé “A Nameless Hiker and the Case the Internet Can’t Crack”, l’article est consulté plus de 1,5 million de fois après sa publication et le journaliste reçoit plusieurs messages de gens qui pensent reconnaître le randonneur. Aucune de ces pistes n’aboutit.

Le mystère demeure entier pendant encore deux mois, jusqu’au jour où un certain Randall Godso tombe sur l’article et reconnaît de manière formelle son ancien collègue de travail : Vance Rodriguez. Deux ans et demi après la découverte de son corps une partie du mystère est enfin résolue.

Toutes celles et ceux qui avaient pris le temps d’enquêter, de théoriser et de fantasmer sur le mystère de Mostly Harmless purent enfin découvrir son passé et son histoire. Il ne s’agissait finalement pas d’un homme fuyant des dangers qui justifiaient son anonymat, mais de Vance Rogriguez, un ancien développeur informatique qui avait laissé sa vie derrière lui en partant sur l’Appalachian Trail.

Le journaliste Nicholas Thompson a poursuivi l’enquête sur celui dont il avait permis de retrouver l’identité et a publié l’article “The Unsettling Truth About the ‘Mostly Harmless’ Hiker”. Vance Rogriguez avait grandi en Louisiane avant de déménager durant la trentaine à New-York pour son travail de développeur informatique. Il est décrit de nature calme et relativement sociable, bien que parfois taiseux par ces anciens collègues, qui insistent sur le génie de Vance dans son domaine.

Son portrait s’assombrit lorsque le journaliste donne la parole à deux anciennes compagnes du randonneur qui le décrive comme un homme abusif mentalement et physiquement. Les deux relations se sont terminées par des séparations brutales, et c’est peu de temps après la fin de la seconde relation que Vance Rodriguez a quitté son emploi, son appartement pour partir sur l’Appalachian Trail. Quand son ancien propriétaire a récupéré l’appartement, il y a trouvé de la nourriture non entamée ainsi que le passeport et les cartes de crédits de celui qui s’apprêtait à devenir Mostly Harmless.

S’il avait été si dur de l’identifier, c’est que Vance Rodriguez avait pris soin d’effacer ses traces mais aussi parce que personne ne le cherchait vraiment. Sans contact depuis des années avec sa famille, habitué à ne plus donner de nouvelles à ses amis, enfin violence dont il avait fait preuve envers ses ex-compagnes avait terminé de l’isoler.

Découvrant son histoire, les personnes qui l’ont rencontré pendant les 15 mois qu’il a passés sur le sentier se souviennent d’un homme différent, souvent jovial et capable de s’intégrer facilement avec les différents groupes qu’il a rencontré.

Quant aux raisons de son décès, elles demeurent relativement méconnues, il était devenu particulièrement maigre quand il a été retrouvé mort et, après s’être isolé pendant plusieurs jours ou semaines, la faim a probablement eu raison de lui. Il est finalement décédé en étant totalement isolé, sans être allé chercher de l’aide, pourtant proche, et coupé du passé qu’il avait laissé derrière lui.

Le journaliste Nicholas Thompson, conclu en ces termes :

A man was able to disappear in no small part because no one was looking for him. A man was harmed and maybe harmful. And then he went into the woods and became Mostly Harmless.